En 1965, un ancien élève du Lycée Corneille, Jean LECANUET, accomplissait son destin, en se présentant aux élections présidentielles contre le Général de GAULLE. Quarante ans plus tard, on se souvient toujours de cet acte de courage et d’audace. Voici comment Philippe PRIOL, son ancien Conseiller Culturel, rapporte les faits dans la biographie qu’il lui a consacré en 2001.
… dans un premier temps, lorsque Gaston Déferre annonce sa candidature aux élections de 1965 et cela dès décembre 1963, Jean Lecanuet, convaincu que le centrisme abrite les démocrates, les vrais, ceux qui refusent le gaullisme et le communisme, a fait savoir qu’il ne soutiendrait pas plus la candidature du général de Gaulle que celle de Gaston Déferre. Il fait passer clairement le message :
je ne changerai de décision que si Gaston Déferre réussissait à entraîner la S.F.I.O dans une fédération nouvelle regroupant tous les démocrates humanistes, chrétiens ou pas.
… au mois de mai 1965, Gaston Déferre a déposé une motion au secrétariat général du parti socialiste visant à la création d’une fédération démocrate et socialiste, incluant les chrétiens démocrates.La tactique consistait en effet à faire obstacle au gaullisme. C’est alors que Gaston Déferre devait faire une démarche auprès de Jean Lecanuet, lui demandant s’il pouvait compter sur le soutien du M.R.P. Lecanuet devait lui répondre ceci :
le seul ralliement que nous concevons au point de disparaître, c’est l’union exclusive de tous les démocrates européens et anticommunistes. Il s’agit de créer un mouvement politique absolument nouveau.
De toute façon, il restait difficile pour Lecanuet de penser à un soutien de Déferre, il aurait fallu que celui-ci ait consenti à entraîner la S.F.I.O dans une formation nouvelle. Rester dans la citadelle socialiste paraissait incompatible avec l’esprit nouveau. De son côté, au congrès du M.R.P., qui s’est tenu à Vichy les 27 et 29 mai 1965, Joseph Fontanet a déclaré :
Nous avons décidé de participer à la création d’une grande force nouvelle, composée d’hommes issus d’un large secteur, allant des milieux libéraux réformateurs qui acceptent la planification jusqu’aux socialistes humanistes qui rejettent le communisme.
Mais à quelque temps de là, le 9 juin, le bureau national du M.R.P. , le Comité des Démocrates et le comité de direction se sont réunis. Pourtant rien n’a avancé et les négociations ont abouti à une impasse. Les divergences sont trop importantes sur certains points sensibles… la fédération démocrate et socialiste s’est enlisée dans une voie sans issue. Elle ne verra pas le jour. Pourtant, Jean Lecanuet ne démord pas de la ligne de conduite qu’il a fixée à son parti :
Pour nous, il s’agit toujours de bâtir la force la plus large entre communistes et gaullistes. Le seul dénominateur commun est d’être démocrate. Si l’on veut faire une opération de dépassement des partis, on ne peut pas la faire autour d’un drapeau de l’un des partisans. Le M.R.P. ne se battra pas sous le drapeau socialiste. Je ne veux pas d’un parti démocrate à l’américaine. Je m’y opposerai de toutes mes forces.
Jusqu’à présent il n’a pas été question d’avancer l’éventualité d’une candidature M.R.P. aux présidentielles qui auront lieu dans cinq mois. Aux élections de mai, le M.R.P. a renforcé ses positions.
C’est une victoire très nette du Centre
a déclaré Fontanet, alors que Maurice Faure et Jean Lecanuet ont été réélus sans pour autant avoir conclu d’alliance compromettante. Mais, rapidement, le destin va infléchir son cours et Lecanuet va se retrouver en dépit de lui-même au centre de la problématique des présidentielles. En effet, le désistement de Déferre a créé une béance qu’il va falloir combler. Aussi, le premier mouvement des centristes sera-t-il de se tourner vers un homme dont on est sûr et dans lequel beaucoup de Français semblent se reconnaître, Antoine Pinay. Lecanuet est tout à fait favorable à cette candidature. Il voit en lui le candidat possible de tous les démocrates. Aussi au début de l’automne, Antoine Pinay aura la surprise de voir arriver chez lui ,à Saint-Chamand dont il est le maire, les Lecanuet, Fontanet, Abelin, Faure et Baudis. Cependant Antoine Pinay ne se laissera pas convaincre et les conjurés repartiront bredouille. Or, la position d’Antoine Pinay n ‘est pas aussi nette que cela. Officiellement, il n’est pas candidat, mais il continue à recevoir les démocrates et à dialoguer. Entre-temps, le M.R.P. a revu ses positions, considérant qu’Antoine Pinay n’était peut-être pas le meilleur des candidats possibles. D’autre part, le M.R.P. ne veut pas prendre un rique qui lui nuirait en cas d’échec. Sans doute est-ce pour cela qu’il hésite à sortir un candidat de ses rangs. Finalement, fin octobre, Antoine Pinay mettra un terme à la polémique au sujet de sa candidature, en annonçant qu’il ne se présente pas. Ce n’est qu’après de longues tergiversations et plusieurs tentatives en direction d’éventuels candidats, dont Emile Roche, Président du Conseil Economique et Social, que l’on pensera soudain au président du M.R.P. en personne , Jean Lecanuet. Là encore des dissensions apparaîtront. Maurice Schumann estimera qu’un accord avec les gaullistes est possible ; d’autres s’imagineront en revanche, qu’un éventuel candidat M.R.P. mettrait l’avenir du mouvement en péril. Jean Lecanuet lui-même est indécis. Il craint l’échec, redoutant de saborder sa carrière politique. Bien sûr, de toutes parts s’exercent des pressions en sa faveur, mais l’heure est grave, l’enjeu décisif. Fontanet pousse à la rue et l’incite à se présenter ; Teitgen va plus loin encore, le suppliant. Mais Lecanuet hésite encore. Il pense qu’il s’agit ni plus ni moins d’aller à l’abattoir. Par ailleurs, il est évident, que si aucun candidat M.R.P. ne se déclare, le mouvement éclatera et se scindera en deux. Un soir, à Montfort l’Amaury, chez Jean Monnet où bien des sujets ont été passés en revue, celui de l’Europe a été au centre des conversations. Alors que Jean Monnet reconduit chez lui Bernard Lefort, le journaliste se risque à lui dire :
L’idée de présenter un candidat européen ne vous conduit-elle pas à y songer pour vous même ?
Jean Monnet sourira et lui répondra :
Je ne connais rien à la politique et je ne sais pas parler en public. L’idée de me lancer dans une telle aventure ne m’a jamais effleuré.
… après avoir dit «Non », Jean Lecanuet acceptera finalement d’être candidat. Sa candidature sera placée sous le signe de l’Europe, mais il dira :
Pour moi, c’est un sacrifice.
Nous sommes le 19 octobre 1965. Il a donné sa démission du M.R.P. car il doit ratisser large. Il aura besoin du soutien de plusieurs formations politiques parmi lesquelles le M.R.P., le C.N.I et les Radicaux. Ce qui lui importe surtout, c’est de regarder au-delà des clivages politiques et de créer une force politique neuve. Tout est allé très vite, car il y a des échéances, des dates. Lui, un inconnu auprès du grand public, a eu le cran de relever le défi d’une candidature contre de Gaulle ! mais qui est-il vraiment pour ainsi envisager le pouvoir suprême et fustiger la statue du Commandeur ? lui opposer les valeurs nouvelles de la démocratie, proposer au peuple français l’image neuve d’une France régénérée aux sources d’une modernité généreuse où se définissent clairement les valeurs chrétiennes et sociales d’un rêve d’enfant, bafouer les miasmes d’un passé qui se meurt et auquel la France ne ressemble plus. Dans son appartement rouennais, à deux pas de la cathédrale, sa mère, Marcelle Lecanuet, désormais veuve, se terre et ne se montre plus. Les repa slui sont apportés à domicile et sa réclusion est pratiquement totale. Dès l’annonce officielle de la candidature, trop sensible pour affronter une opinion généralement gaulliste à Rouen, comme partout en 1965, elle a choisi de se cacher. Comment son fils a-t-il l’audace de se présenter contre de Gaulle, le chef de la France libre ? Ainsi pense t-elle en cette fin d’automne. C’est le 26 octobre que Lecanuet a donné sa première conférence de presse à Orsay… il faut en effet organiser la Campagne, parler, convaincre, se faire connaître. Pondéré, sûr de lui, le candidat démocrate va au feu, même s’il sait que les
premiers sondages n’ont donné que 2% des voix en sa faveur. A quarante cinq ans, l’homme est dans la plénitude de l’âge, il a le sens de la formule, l’ironie mordante. Ses qualités d’orateur sont indéniables. Michel Bongrand, le chef d’orchestre de sa campagne, dira que de toute sa carrière, il n’a pas connu d’homme politique au charisme et à la sympathie aussi immédiats. Pourtant ses détracteurs, ses adversaires s’en donneront à cœur joie pour tourner en ridicule ce jeune premier qui dérange… mais le candidat ne se laissera pas déstabiliser par les bassesses qui émanent des cloaques de la politique et pour lesquelles il aura toujours le plus grand dédain. La politique a par ailleurs ses lettres de noblesse. Elle est nécessaire à l’équilibre des forces et au combat des idées, c’est ainsi qu’il la conçoit. D’ailleurs c’est un tendre, il ne sera jamais de la race des grands tueurs, une faiblesse qui pardonne rarement en politique où il faut savoir « tuer » pour se maintenir soi-même en vie et éliminer les prédateurs. Au gaullisme, il reproche un trop grand conservatisme, une politique sociale défaillante, une politique extérieure maladroite. S’il prône l’idée d’une Europe unie, il reconnaît la Constitution de la cinquième République dont il approuve le principe fondateur :
Le président de la République doit assurer la plénitude du rôle d’arbitre.
Inquiet, il l’est au sujet de la nature même du pouvoir, trop personnel, lié à l’image trop forte d’un homme qui a tendance à devenir un mythe vivant. Mais son souci principal consiste surtout à démontrer la valeur du centrisme comme mouvement démocrate, social et européen…
Philippe PRIOL
« Jean LECANUET, le vol de l’Albatros » éd. Maître Jacques, Caen 2001, p.176-181
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